Il semble qu’il n’existe, pour les femmes et les enfants victimes de violences sexuelles, que deux options : se taire ou se battre jusqu’à l’épuisement.
Se taire, au prix d’une vie mutilée, d’un corps enfermé dans ses cicatrices invisibles.
Ou se battre, au prix d’insultes, de dénigrements, de mises à l’écart, parfois même de menaces.
Ce dilemme n’est pas nouveau. Il traverse l’Histoire. Notre Histoire et nos histoires.
Hier, on brûlait les sorcières pour avoir soigné, aimé, parlé trop fort. On enfermait les hystériques pour avoir osé exprimer leur souffrance. On disqualifiait les femmes hors-cadre comme folles, impures ou dangereuses.
Aujourd’hui, on ne brûle plus, on ne lapide plus, sous nos latitudes en tout cas… ou pas toujours. Mais on méprise, on minimise, on accuse les victimes de mentir ou d’exagérer. Et trop souvent, on les réduit encore au silence.
Dans les coulisses du pouvoir, derrière les discours policés de « sécurité » et de « cadre », une vérité brutale s’impose :
les violences sexuelles restent une zone d’ombre que la société préfère ignorer.
Qu’il s’agisse d’un Premier ministre mis en cause, d’une école privée éclaboussée par un scandale, ou d’une famille qui demande à la victime de « ne pas faire de vagues », le mécanisme est le même : soit le silence, soit une bataille violente.
Dans mon cabinet, je reçois chaque semaine des femmes, des hommes, qui ont été des enfants devenus adultes trop tôt. Ils portent les traces de l’inceste, du viol, des agressions, des humiliations. Et leurs histoires se répètent, presque identiques : pas de plainte, pas d’écoute, parfois juste une phrase glaciale : « chut, moi aussi », murmurée par une mère, une tante, une grand-mère qui a survécu au même silence. Et nous répétons. En société organisée.
Le poids du silence à travers l’Histoire
Il suffit d’ouvrir les livres d’Histoire pour comprendre que le sort des femmes a toujours été lié à une double injonction : se taire ou être détruite.
À chaque époque, la société a inventé ses méthodes pour faire taire celles qui dérangeaient, celles qui refusaient de se soumettre, celles qui osaient parler.
Les sorcières.
Elles étaient sages-femmes, guérisseuses, femmes de savoir et de nature. Elles soignaient avec les plantes, elles écoutaient, elles transmettaient une parole autre que celle du pouvoir religieux et patriarcal. Elles furent accusées de pactiser avec le diable et brûlées vives. Leur faute ? Avoir su, avoir transmis, avoir parlé trop fort. Derrière les bûchers, il y avait une logique simple : anéantir la voix des femmes qui échappaient au contrôle des hommes.
Les hystériques.
Des siècles plus tard, ce fut la médecine elle-même qui prit le relais. Toute femme qui souffrait, qui criait, qui pleurait, qui ne rentrait pas dans les cases d’une épouse sage et docile, se voyait affublée du diagnostic d’« hystérique ». L’utérus devenait l’excuse universelle pour disqualifier la parole des femmes. Au lieu d’écouter leur souffrance, on les enfermait, on les attachait, on les réduisait à des symptômes. Leur voix était balayée d’un revers médical, leurs révoltes transformées en « crises ».
Les femmes jugées hors-cadre.
Dans la sphère sociale, artistique, politique, toutes celles qui ont osé sortir du rôle imposé ont payé le prix fort. Elles ont été insultées, ridiculisées, mises à l’écart. Qu’elles écrivent, qu’elles peignent, qu’elles fassent de la politique ou qu’elles prennent la parole publiquement, elles étaient tôt ou tard ramenées à leur sexe : trop émotives, trop folles, trop dangereuses. Le simple fait d’exister en dehors du rôle assigné suffisait à déclencher le mépris et la violence symbolique.
À travers ces époques, une mécanique récurrente se dessine, implacable : soit les femmes se taisaient, soit elles étaient détruites.
Brûlées, enfermées, discréditées.
Et cette mécanique n’appartient pas qu’au passé : elle continue, sous des formes pas vraiment beaucoup plus subtiles, ni cachées, à structurer notre présent.
La continuité aujourd’hui : quand le système protège les agresseurs
On pourrait croire que les bûchers et les asiles appartiennent au passé. Mais il suffit de regarder autour de nous pour constater que la mécanique reste la même : les institutions protègent les agresseurs, pas les victimes.
Le cas du Premier ministre français actuel en est un exemple emblématique. Malgré des accusations sérieuses et répétées, malgré la parole de femmes et d’hommes qui se sont enfin risquées à briser le silence, la machine politique s’est refermée sur elles. Discours policés, stratégies de communication, protection des élites patriarcales : tout est organisé pour maintenir le pouvoir intact et décrédibiliser celles qui accusent. La fonction prime sur la vérité. L’homme public reste intouchable, la parole des femmes devient soupçon.
L’affaire de l’école privée a révélé une mécanique identique : les victimes parlent, les familles dénoncent, et les institutions… se taisent. Elles étouffent. On préfère préserver l’image d’une structure éducative que reconnaître l’horreur qui s’y est déroulée. Derrière les murs, les agressions se répètent. Dans les couloirs, les plaintes se perdent. Et encore une fois, ce sont nos enfants qui paient le prix du silence des adultes.
Ce schéma se répète dans tous les secteurs.
Dans les tribunaux, où les procédures s’éternisent et où l’on demande encore aux victimes de « prouver » l’invisible, de se justifier.
Dans les Églises, les temples, les synagogues et les mosquées, où des décennies d’agressions sexuelles ont été et sont toujours couvertes au nom d’une morale hypocrite.
Dans les familles, où la priorité est souvent de protéger « l’honneur » plutôt que l’enfant.
Les violences sexuelles, l’inceste, restent le tabou absolu, celui qui dérange trop, celui qu’on préfère minimiser ou invisibiliser. Les médias mettent parfois en avant quelques témoignages médiatiques, quelques figures publiques courageuses. Mais derrière l’écho de ces affaires, il y a une ombre immense : celle des millions d’anonymes. Des femmes, des hommes, des enfants qui n’auront jamais de tribune, jamais de caméra, et qui doivent continuer à vivre avec leur douleur sans reconnaissance, sans justice. Souvent dans la honte et la peur.
Et pour ces victimes, l’alternative est toujours la même : se taire, ou se battre contre une machine qui semble trop grande.
Le piège du féminisme agressif 2.0
Face à ce silence institutionnel, face à ces injustices répétées, une nouvelle génération de femmes a décidé de parler. Internet, les réseaux sociaux, les mouvements numériques comme #MeToo, ont ouvert des brèches essentielles. Ils ont permis à des milliers de victimes de prendre la parole, parfois pour la première fois. Ce fut une libération collective, un souffle nécessaire.
Mais très vite, une autre dynamique est apparue : celle d’un féminisme 2.0, hyper-présent en ligne, souvent hyper-violent.
Tweets rageurs, polémiques incessantes, dénonciations publiques transformées en tribunaux populaires : ce féminisme numérique a parfois pris la forme d’une guerre ouverte contre les hommes dans leur globalité. Une logique de confrontation permanente, qui finit par étouffer la nuance, la complexité, la singularité de chaque histoire.
Le risque est immense : à force de hurler, on n’écoute plus.
À force de vouloir écraser l’autre, on se coupe du dialogue.
Et dans ce climat de polarisation, les vraies victimes sont parfois invisibilisées à nouveau. Leur douleur se perd dans un brouhaha idéologique où il ne s’agit plus d’entendre, mais de combattre.
Ce féminisme agressif dessert son propre combat : il nourrit la caricature d’une lutte haineuse, il donne des armes à ceux qui veulent discréditer toute parole féminine, et surtout, il détourne l’attention des réalités les plus urgentes : l’inceste, le viol, les violences quotidiennes, qui, elles, ont besoin de temps, de soin et d’écoute.
Et dans l’ombre, renait un masculinisme 2.0 décomplexé, qui prend du pouvoir, ne subit pas la violence, ne connait pas la honte.
Ce dont nous avons besoin n’est pas d’une guerre des sexes, mais d’une voix forte, ferme et constructive.
Une voix qui ne choisit ni le silence, ni l’agressivité, mais un autre chemin : celui de la libération, de la reconnaissance, de la reconstruction.
Un espace où la parole peut exister sans être jugée, où les victimes peuvent être crues sans devoir hurler, où la douceur devient une arme de guérison.
Comment faire naitre et écouter cette voix, personnellement, je n’en sais rien. A force d’écouter, quelquefois, on ne sait plus parler.
La parole se délie en thérapie : le miroir intime de la société
Chaque jour, dans mon cabinet, je mesure l’ampleur de ce que la société refuse de voir.
Des femmes, des hommes, jeunes ou plus âgés, viennent s’asseoir face à moi. Ils portent en eux un poids invisible, une histoire qui les a souvent étouffés depuis l’enfance. Incestes, viols, agressions, violences conjugales : les récits se succèdent, différents dans les détails mais terriblement semblables dans leur essence.
Ce qui frappe, au-delà des blessures elles-mêmes, c’est le silence qui les entoure.
Combien me disent : « Je n’ai jamais porté plainte », « On m’a dit de ne pas faire d’histoires », ou encore cette phrase glaçante qui revient comme un refrain :
« Chut, moi aussi… mais on n’en parle pas. »
Souvent prononcée par une mère, une grand-mère, une tante. Comme si les violences se transmettaient, non seulement par les gestes destructeurs des agresseurs, mais aussi par le poids héréditaire du silence.
Ces confidences révèlent une vérité insoutenable : ce ne sont pas seulement les institutions qui étouffent la parole des victimes. Ce sont parfois les proches, la famille, celles et ceux qui devraient protéger. Le déni est une forme de survie, mais il devient une prison. La victime se retrouve seule, enfermée entre son trauma et le refus de son entourage de regarder en face.
Ainsi, de génération en génération, le silence se perpétue. Les blessures se transmettent comme un héritage maudit. On se tait pour ne pas faire de vagues. On se tait parce que « ça s’est toujours fait ». On se tait parce que parler, ce serait menacer l’équilibre fragile d’une famille ou d’une communauté. Et dans ce mutisme collectif, la victime est doublement trahie : par son agresseur, et par ceux qui choisissent de détourner le regard.
Mon cabinet est le miroir de cette société : des milliers d’histoires tues, des milliers de voix retenues, des milliers de corps qui portent la mémoire du non-dit.
Et pourtant, dès qu’un espace sûr s’ouvre, dès qu’on leur tend une oreille sans jugement, ces voix jaillissent. Elles tremblent, elles pleurent, elles accusent, mais elles reprennent vie. Doucement.
Entre silence et violence : comment réinventer un espace de parole
Si la société semble n’offrir que deux voies, le mutisme ou la bataille frontale, il est pourtant possible d’en inventer une troisième! Un espace où la parole peut naître autrement, sans devoir hurler, sans devoir se taire.
Cet espace commence par la création de lieux sûrs.
Dans un cabinet, dans des groupes de parole, dans un podcast ou même dans l’écriture, chaque victime a besoin de trouver un endroit où elle peut déposer son histoire. Un endroit où elle n’est pas jugée, pas questionnée sur la « preuve », pas sommée de se défendre. Un endroit où sa parole vaut, tout simplement parce qu’elle est dite.
C’est là que réside la force thérapeutique de l’accompagnement, et notamment de l’hypnose.
L’hypnose permet de revisiter le corps et l’inconscient, de se reconnecter à des ressources intérieures oubliées ou étouffées. Elle ne cherche pas à effacer ce qui a été vécu, mais à l’apprivoiser, à l’intégrer autrement, pour que la victime reprenne sa place dans son propre corps, dans sa propre vie.
Dans ce chemin, la douceur n’est pas une faiblesse. Elle est une puissance.
Là où le système impose la brutalité, se taire ou se battre, la lenteur, l’écoute, la patience deviennent des armes de reconstruction. Le trauma n’a pas besoin de cris pour être entendu, il a besoin de temps. Il a besoin d’une oreille qui sait accueillir, sans précipiter, sans juger, sans enfermer.
Redonner une voix aux victimes, c’est accepter que cette voix puisse être chuchotée.
Qu’elle n’ait pas besoin de tribunaux médiatiques ou de colères incandescentes pour exister.
Qu’elle puisse être reconnue dans sa simplicité, dans sa vérité, dans sa fragilité.
C’est ainsi qu’une troisième voie se dessine, au-delà du silence et de la bataille : un chemin de libération intérieure, de reconnaissance intime, et de guérison collective.
Refuser l’alternative imposée
Il est urgent de rappeler une évidence : le silence et la bataille violente ne sont pas les seules issues possibles.
Nous n’avons pas à choisir entre l’étouffement et la guerre. Ce choix est un piège, imposé par une société qui protège ses cadres, ses hiérarchies, ses illusions de sécurité, plutôt que les êtres humains qui en souffrent.
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui, c’est d’une prise de conscience collective.
Reconnaître les violences pour ce qu’elles sont, écouter la parole des victimes sans la juger, protéger les plus vulnérables avec des actes concrets plutôt qu’avec des slogans.
Mon métier, ma pratique, m’ont appris que ce chemin est possible. Dans un cadre sûr, respectueux, bienveillant, la parole renaît. Elle sort des ombres. Elle reprend sa place dans le corps, dans la mémoire, dans l’histoire intime de chacun. Et dans ce mouvement, l’intime peut commencer à se réparer.
Et parce que chaque parole courageuse ouvre la voie aux autres, je veux rendre un hommage vibrant à Mme Pélicot. Elle a eu la force de dire haut et fort ce que beaucoup taisent encore, au prix du rejet, de la violence et de la mise à l’écart. Son courage n’appartient pas qu’à elle : il appartient à toutes celles et ceux qui, en l’écoutant, trouvent la force de parler à leur tour.
Nous n’avons pas besoin de plus de silence. Nous n’avons pas besoin de plus de guerre.
Nous avons besoin d’une troisième voie.
« Tant que la société nous impose le silence ou la guerre, nous serons condamnés à reproduire les mêmes blessures. Il est temps d’ouvrir une troisième voie : celle de l’écoute, de la vérité, et de la guérison. »